L’édition publique et le parti pris de l’ignorance
Le Monde, Mercredi 18 Avril 2018, supplément Eco&entreprise (Extrait)
Une trentaine d’universitaires, parmi lesquels Patrick Boucheron, Michel Foucher, Sylvain Kahn, s’alarment du sort réservé à la Documentation française et à ses publications
Par COLLECTIF
La Documentation française, éditeur de référence de l’Etat, a pour mission d’informer les citoyens et de nourrir le débat public. Associée aux journaux officiels, elle forme la direction de l’information légale et administrative (DILA). A l’heure où l’info-divertissement et les fausses nouvelles gagnent un terrain inquiétant, cette voix ne semble pas de trop pour aider les Français à analyser et à comprendre les grands défis contemporains. Sa direction semble cependant renoncer peu à peu à tenir son rôle dans l’arène publique, sous prétexte de modernisation et de passage au numérique. Fin 2016, la direction de la DILA supprimait Problèmes économiques.
Cette revue, pourtant très rentable financièrement, a formé depuis son origine, en 1948, des centaines de milliers de citoyens et de décideurs. Elle a nourri un débat contradictoire, notamment à travers l’éclairage apporté par des articles issus de la presse étrangère. Si l’économie n’est pas au cœur du débat public aujourd’hui, quel domaine peut se targuer de l’être? Fin 2017, la direction de la DILA enterrait sa collection « Réflexe Europe », le jour-même où le président Macron prononçait un discours enflammé sur l’Europe à la Sorbonne: «L’Europe (…) c’est notre histoire, notre identité, notre horizon, ce qui nous protège et ce qui nous donne un avenir. »
Cette collection posait pourtant des questions de fond: la construction européenne est-elle irréversible? A quoi sert la Banque centrale européenne? L’Europe peut-elle faire face à la mondialisation? A croire que l’administration et les citoyens français comprennent si bien les rouages de l’Union européenne qu’ils peuvent désormais se dispenser d’y réfléchir.
REGARD OCCIDENTALO-CENTRÉ
Aujourd’hui, la Documentation photographique, revue d’histoire et de géographie depuis 1947, est sur la sellette, malgré ses ventes remarquables. La direction de la DILA estime qu’il n’est plus dans ses missions de s’interroger sur un passé trop lointain. Seul le contemporain comptera à présent. La géographie est à peine en meilleure posture. Priorité à la France et à la comparaison avec ses voisins proches, place au regard occidentalo-centré. Comme si le décentrement n’avait aucune valeur. Comme si la connaissance de l’autre, du différent, qu’il soit de jadis ou de là-bas, n’apportait pas un rapport au monde riche de pertinence et d’ouverture d’esprit.
Non, décidément, c’est le parti pris de l’ignorance qui semble ici être adopté. Renoncer à nourrir le débat public ici et maintenant, c’est manquer, pour la Documentation française, à sa mission essentielle. C’est, plus largement, renoncer à participer à la construction d’un avenir fondé sur le vivre-ensemble. Il est temps de redonner à cette maison une ambition claire et réelle au service du débat public, donc de la démocratie.
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Vincent Azoulay (université Paris-Est), Nicolas Beaupré (université Clermont-Auvergne), Romain Bertrand (CERI Sciences Po), Pierre Boiley (université Paris-l), Patrick Boucheron (Collège de Fronce), Raphaëlle Branche (université de Rouen), Pascal Buresi (Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman), Joël Cornette (université Paris-1), Gérard-François Dumont (Sorbonne Université) Leyla Dakhli (Centre Marc Bloch, Berlin), Michel Foucher (ancien ambassadeur de France, Collège d’études mondiales), Etienne François (Université libre de Berlin), Christian Grataloup (université Paris-VII), Boris Grésillon (université Aix-Marseille), Christian Hottin (Institut national du patrimoine), Sylvain Kahn (Sciences Po), Mathilde Larrère (université Paris-Est), Jacques Lévy (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne), Jean-Clément Martin (université Paris-I), Alexandra Monot (université de Strasbourg), Annliese Nef (Paris-1), Yann Potin (université Paris-Nord) Retrouvez la liste complète des signataires sur Lemonde.fr