Faut-il craindre la réforme universitaire? « Nous, professeurs, demandons le retrait de la loi orientation »

Opposés à la réforme, quatre enseignants appellent à l’organisation d’états généraux sur l’avenir de l’université

Collectif, Le monde 30 Avril, page 22

L’opposition des étudiants à la loi sur l’orientation et la réussite des étudiants (ORE) et les formes qu’elle prend (blocage de certaines universités, contestation bruyante…) sont beaucoup critiquées. Elles ne ­seraient le fait que d’ « une poignée d’agitateurs professionnels » ou d’ « une toute petite minorité . Si désormais les mobilisations ne sont pas massives, cela ne retire pourtant rien à leur légitimité, et nous voudrions dire pourquoi nous, enseignants-chercheurs des universités concernées par les blocages, soutenons la plupart de leurs revendications et refusons de nous reconnaître dans la pensée de ces 63 présidents d’université (dans Le Monde du 20 avril) qui ont déclaré leur accord avec la loi.

Cette loi aggrave les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur. Elle méprise l’autonomie des élèves qu’elle prétend par ailleurs « responsabiliser » en ne leur permettant plus de hiérarchiser leurs voeux. Elle permet aux établissements de classer (chacun à leur guise) les dossiers des lycéens. Les formations les plus réputées (à tort ou à raison) attireront donc les meilleurs élèves, et les moins recherchées se retrouveront mécaniquement avec les publics les plus fragiles. Le marché universitaire ainsi créé produira bientôt une hiérarchie des établissements, une valeur différentielle des diplômes et, à moyen terme, rien n’empêchera les universités de facturer librement les diplômes qu’elles délivrent.

Ce principe de classement est le dernier produit en date d’une logique semée par les lois Pécresse et Fioraso et incarnée de manière emblématique par le Programme d’investissements d’avenir (PIA), qui, depuis dix ans, a mobilisé près de 20 milliards d’euros pour les nouveaux regroupements d’établissements destinés à faire rentrer les universités françaises dans la compétition mondiale (classement de Shanghaï).

Indépendamment même de la question du sens d’un tel objectif, il faut souligner que les ­logiques de distribution de cet argent échappent depuis le début à tout contrôle démocratique puisque le comité du programme qui désigne les jurys évaluant les projets d’universités n’a de comptes à rendre devant aucune instance élue, les sommes mobilisées provenant d’un emprunt et non du budget de l’Etat. C’est la philosophie ­assumée du PIA, dont le comité se félicite, dans son rapport d’étape de 2016, d’avoir pu « éviter les batailles législatives, les mobilisations dans les rues et les postures des uns et des autres .

Cette stratégie de contournement démocratique doit servir un objectif qu’aucune délibération du Parlement n’a jamais validé : celui de faire émerger quelques « universités de recherche de rang mondial . Ces jurys abondent régulièrement le budget des Initiatives d’excellence d’établissements sélectifs, notamment de regroupements de grandes écoles s’attribuant le nom d’université même s’ils ne comptent aucune université dans leurs rangs. Grâce à Parcoursup, les meilleurs lycéens iront dans ces « universités » d’excellence et les grandes universités démocratiques continueront à être asphyxiées, manquant de moyens pour la recherche comme pour les formations… et ayant pour tâche supplémentaire de procéder elles aussi à un classement.

Une énième réforme

Les disciplines des sciences humaines et sociales sont les plus touchées : régulièrement mises à l’écart des financements du PIA, ce sont pourtant les domaines où les places manquent, et ceux dans lesquels l’université française a produit des traditions de pensée remarquables et des chercheurs de renom international qui sont systématiquement déclassés dans la restructuration mise en oeuvre depuis dix ans. C’est là que les ­valeurs de circulation des idées et des personnes sont pourtant les plus fortes. C’est là que la ­variété des domaines permet un apprentissage éventuellement tâtonnant qui rend absurde une orientation trop précoce des lycéens : beaucoup des disciplines de sciences humaines et sociales enseignées dans le supérieur n’existent pas dans le secondaire, et les élèves n’ont jamais pu tester leurs capacités dans ces domaines. C’est là encore qu’est offert en France un accueil décent aux étudiants étrangers dont les provenances multiples et les rencontres enrichissent ces lieux, les ouvrent vers le monde et vers l’avenir.

Ces choix stratégiques ont été imposés sans débat politique. Les révoltes actuelles des étudiants, rejoints par les enseignants et chercheurs qui payent le prix des réformes destinées à détruire l’université au profit d’une petite minorité de privilégiés, seront, espérons-le, l’occasion de revenir sur une politique décidée comme d’autres contre ceux et celles qu’elle concerne. Elles sont encore renforcées par l’impréparation qui caractérise cette énième réforme, le manque de transparence dans les objectifs (la sélection qu’on ­demande aux universités d’organiser n’étant ­jamais assumée par les discours gouvernementaux) comme la précipitation du calendrier (la plate-forme en ligne était opérationnelle avant que la loi ne soit adoptée), traduisant, dans un ­contexte de réduction historique et continue des postes d’enseignants-chercheurs, le mépris fondamental pour les acteurs de l’université.

Ce sont ces enjeux démocratiques qui nous conduisent à demander le retrait de la loi ORE, la démission des jurys du PIA, et, au-delà, à proposer qu’on aborde enfin les questions qui ont été escamotées dans la multiplication de structures et niveaux de responsabilités universitaires et dissipées dans l’énergie perdue en montage de projets. Quelle place voulons-nous pour la ­recherche en sciences humaines et sociales? Quelles innovations pédagogiques proposons-nous? Comment varier les parcours, comment mieux circuler à l’université? Quels rapports voulons-nous tisser entre l’université et la ­société civile? Nous appelons à la mobilisation pour la tenue d’états généraux de l’université où toutes ces questions pourront être discutées.

Note(s) :

  • ¶Bertrand Guillarme est professeur de sciences politiques à l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis
  • Stéphanie Hennette-Vauchez est professeure de droit public à l’université Paris-Nanterre
  • Sandra Laugier est professeure et directrice du Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne
  • Tiphaine Samoyault est professeure en littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne nouvelle
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