Au secours ! le distanciel revient…, BILLET DE BLOG mediapart 27 NOV. 2021, Julien Cueille (Enseignant en philosophie, auteur du Symptôme complotiste, 2020, de La Classe à l’épreuve du distanciel, 2021) – extrait
Le spectre du distanciel hante l’Europe… Mais en a-t-on dressé le bilan? Les voix des « experts » (en technologies numériques, plutôt qu’en pédagogie) continuent de se faire bruyamment entendre, peut-être pour couvrir la parole des enseignant-e-s… et des élèves.
Les experts
Florilège : « Rejeter le numérique par principe n’a pas de sens » écrit dans Les Echos la fondatrice d’Educapital, « premier fonds d’investissement européen dédié au secteur de l’éducation et de la formation innovante » (Un fonds au lancement duquel a participé le Ministère de l’Education Nationale), et ancienne responsable de Disneyland Paris et de PepsiCo. Dans Le Monde (encore), une enseignante déclare « avec enthousiasme » que la tablette permet aux élèves d’agrandir ou réduire les images proposées… (c’est évidemment un progrès notable). Là encore, un encart latéral au sein de l’article annonce la tenue d’un « Forum international du numérique pour l’éducation » dont le journal Le Monde est partenaire.
Ce qui est étrange, c’est que les recherches en sciences de l’éducation, comme par exemple les travaux de Marie Duru-Bellat[4] ou de Nathalie Mons[5], sont loin d’être aussi enthousiastes sur les effets bénéfiques du numérique éducatif, contrairement aux envolées lyriques de certain-e-s universitaires spécialisé-e-s dans l’ « innovation » ou la « simulation virtuelle ». André Tricot, avec Franck Amadieu, avait déjà, voici quelques années, proposé une démystification des croyances parfois irrationnelles au sujet de la révolution numérique, que les auteurs qualifiaient de « mythes », en les confrontant aux données réelles de la recherche[6]. Même le rapport Pisa 2015, émanant de l’OCDE, par ailleurs tout à fait favorable au numérique, assénait, assez abruptement, que « plus on est exposé aux écrans et moins on comprend les textes écrits »[7].
Au fait, de quelle expertise s’agit-il ? Rarement d’une expertise pédagogique : on a plus entendu de patrons de start-up que d’enseignant-e-s, tant il est clair que ces dernier-e-s manquent de « formation », formule pudique pour dire qu’ils-elles sont en fait complètement largué-e-s face à des évolutions qui vont « très vite ».
Et si on demandait leur avis aux profs ?
Quant aux enseignant-e-s… ah oui, au fait ? On ne pourrait pas leur demander leur avis ? L’enquête que j’ai menée de 2020 à 2021 auprès d’une soixantaine d’enseignant-e-s de toutes disciplines vient certainement confirmer les pires craintes des entrepreneurs EdTechs sur leur indécrottable réticence au grand remplacement par la classe virtuelle. Non que les enseignant-e-s, dans leur très grande majorité, soient des attardé-e-s de la souris : presque tou-te-s celles et ceux que j’ai interrogé-e-s utilisent bien entendu depuis fort longtemps une batterie conséquente d’outils informatiques, et connaissent bien leurs avantages. En revanche, ils-elles se montrent plutôt sceptiques sur les bénéfices de la classe en distanciel, sous ses différentes formes.
Et si on demandait leur avis aux élèves ?
Et les élèves ? Là aussi le choc est total : chez les « millenials » censé-e-s être drogués à la tablette et aux vidéos, seul-e-s 15% ont une vision positive du premier confinement sur le plan scolaire, et cette proportion a tendance à diminuer à mesure que l’on s’installe dans un fonctionnement « hybride » systématique. Même celles et ceux qui ont un avis plutôt mitigé reconnaissent souvent qu’ils-elles comprennent moins bien les cours et ont beaucoup de mal à se motiver… sans parler de tous les aspects relationnels et de la sociabilité.