Enquête : Enseignement supérieur : boîtes à diplômes et machines à sous

Enquête : Enseignement supérieur : boîtes à diplômes et machines à sous, Liberation, par Marie Piquemal, 27 septembre 2022 (exrait)

Nombre d’écoles supérieures privées sont avant tout des sociétés à but lucratif, pilotées par des fonds d’investissement. Ces structures, qui rognent parfois sur la pédagogie, ne sont pas soumises au contrôle de l’Etat, mais ont son soutien indirect.

Il avait pourtant tout épluché avant d’inscrire son aînée l’année dernière. Des heures à examiner le site internet de l’école. Certes, cet institut d’arts appliqués, Lisaa, coûte bonbon (autour de 8 000 euros l’année), mais le projet pédagogique semblait bien ficelé. Comme beaucoup de familles, Bruno (1) s’était convaincu d’un «investissement nécessaire» pour l’avenir de sa petite. Aujourd’hui, près d’un étudiant sur quatre suit un cursus dans un établissement supérieur privé. Ils sont 737 000, soit 260 000 de plus qu’il y a cinq ans. Les effectifs progressent à vive allure (+10 % en un an), bien plus rapidement que dans le public (0,3 %). L’étiquette «reconnue par l’Etat», souvent présente dans les brochures, avait rassuré ce père. Du solide, a-t-il pensé.

Le solide s’est vite révélé flasque. Bruno a tiqué quand la direction de l’école a évoqué une baisse du nombre d’heures de cours. Des pans entiers d’enseignement sont menacés. Une partie serait remplacée par des contenus en ligne, au nom du «projet de transformation de l’expérience pédagogique», appelé aussi «digitalisation». «Faire moins de cours et mieux», vantait la direction en mai, lors d’un conseil d’administration. Que penser aussi de ce plan «happy student maker»,où il est demandé «de répondre positivement à chaque plainte d’étudiant, nous sommes là pour les servir», rapporte une enseignante. Au passage, dit-elle, la direction préfère parler d’«animateurs», plutôt que de profs. L’élève est un client, tout vient le lui rappeler. Sollicitée par Libération, la direction de l’école n’a pas donné suite.

En farfouillant, Bruno a compris. L’école appartient au groupe Galileo Global Education, qui se présente comme le leader mondial de l’enseignement supérieur privé avec 54 écoles dans 13 pays : 170 000 étudiants en Europe. Il vise le million d’ici cinq ans. Aux commandes : un fonds de pension canadien, un fonds d’investissement britannique, celui de la famille Bettencourt et une participation de la Banque publique d’investissement (BPI). «Leur objectif est de standardiser les formations et d’augmenter le nombre d’étudiants partout dans le monde. Et tout ça sans bruit !» Bruno s’en étrangle. C’est peut-être cela qui le remue le plus dans cette histoire : l’absence de débat de société, de connaissance même de la façon dont l’enseignement supérieur est devenu aujourd’hui un marché économique comme un autre, sans contrôle.

«Qui sait que le Cours Florent appartient à des fonds d’investissement ? Pourquoi personne n’en parle ?» Aurélien Casta, sociologue-économiste à l’université de Lille, s’est lui aussi posé la question en rédigeant sa thèse il y a dix ans. A l’époque, les fonds commençaient à se positionner en catimini sur ce secteur. «On en est toujours au même point. Le supérieur privé est peu investigué. Beaucoup de familles n’ont absolument pas conscience des réalités.» Aujourd’hui, les fonds sont présents dans beaucoup de domaines : les écoles de commerce bien sûr, mais aussi le design, le journalisme, les métiers du numérique… Présents, aussi, via des associations dans les écoles d’ingénieur et dans la santé (formations de kiné, d’ostéopathe et d’aide-soignant). La France est l’un des pays où le privé lucratif dans l’enseignement supérieur est le plus développé. «Aux Etats-Unis, par exemple, beaucoup d’universités sont financées par des fondations, comme Harvard par exemple, sans l’aspect spéculatif, rappelle le chercheur. Pareil pour les universités anglaises : on les imagine privées parce qu’elles sont chères, mais en réalité, l’Etat est derrière.»

«Ce ne sont pas de joyeux mécènes»
En France, le secteur de l’Enseignement supérieur est libre. N’importe qui peut monter une école, à condition d’avoir un casier judiciaire vierge. «L’existence de formations privées est permise par la démocratie française », expose le ministère de l’Enseignement supérieur. Une liberté au départ pensée pour les instituts catholiques, des associations à but non lucratif. Puis dans les années 1980, des écoles privées familiales ont éclos, notamment dans le domaine de l’art, avec une gestion «à la papa». Le privé ne représentait alors que 10 % des effectifs étudiants, contre près de 25 % désormais.

Le secteur, longtemps fragmenté, a commencé à se structurer dans les années 2000. Aujourd’hui, quatre groupes dominent le marché : Galileo Global Education, Omnes, Eureka et Ionis. Ce dernier est encore familial. Les trois autres sont pilotés par des fonds d’investissement internationaux. L’univers des fonds est divers mais tous ont – en tant que regroupement de placements financiers – un objectif commun : faire fructifier, au maximum, leur mise de départ. «C’est aussi grâce à l’arrivée de ces fonds que le secteur s’est consolidé. Après, oui, ce ne sont pas de joyeux mécènes. Ils sont là pour faire des plus-values.» Un peu agacée par nos questions, Martine Depas, qui conseille les investisseurs au sein du cabinet la Financière de Courcelles, préfère ne pas avancer de chiffres. Galileo aurait été valorisé à plus de 16 fois l’Ebitda (bénéfice avant intérêt et impôt), un multiple très élevé prouvant la rentabilité du marché et ses perspectives florissantes. Un consultant, fin connaisseur des fonds d’investissement, confirme : «Quand tu as un tel tour de table, c’est que ça crache.» En février 2022, la direction du groupe, qui a refusé un entretien téléphonique avec Libération, annonçait un plan d’investissement de 1,5 milliard d’euros dans les cinq prochaines années. Voilà qu’en plongeant dans les arcanes de ce juteux marché, une autre réalité apparaît : ce business prospère sans contrôle de l’Etat, mais avec son soutien. Indirect mais réel.

D’abord, le secteur privé est dopé depuis plusieurs années par la croissance démographique que les gouvernements successifs n’ont pas voulu anticiper. Conséquence du baby-boom des années 2000, le nombre d’étudiants a grimpé en flèche… Sans que la dépense publique consacrée aux universités suive. En 2019, la dépense publique par étudiant était supérieure de 5 % par rapport à 2000 sauf que dans l’intervalle, les effectifs avaient, eux, augmenté de 26 %. «C’était une belle opportunité offerte au privé», soupire un bon connaisseur de l’enseignement supérieur. La semaine dernière, Libération révélait les conclusions d’un rapport du syndicat étudiant Unef, démontrant que «l’analyse des capacités d’accueil sur Parcoursup montre que très souvent, les créations de places annoncées n’ont pas été suivies d’effet» et dénonçant une «libéralisation de l’enseignement supérieur». Interrogé par Libération, l’entourage de la ministre Sylvie Retailleau rappelle que le budget consacré à l’enseignement supérieur augmente de 692 millions d’euros pour 2023. Aujourd’hui, la politique de soutien à l’apprentissage est un nouveau levier de croissance pour ces écoles privées, leur permettant d’élargir leur clientèle, puisque les frais d’inscription, souvent flirtant entre 7 000 et 10 000 euros, sont pris en charge par les cotisations des entreprises et les aides de l’Etat.

Cet enseignant-chercheur fait partie de ceux qui déplorent l’absence de débat de société. Un conseiller en investissement le rejoint : «Un peu de transparence obligerait les fonds à plus d’exigence dans l’offre de formation proposée, c’est sûr.» Car dans l’état actuel de la législation, «le ministère de l’Enseignement supérieur n’a aucune prise possible sur ces écoles», poursuit l’enseignant-chercheur. Et de raconter les têtes hébétées au sein même de l’exécutif, quand un scandale vient éclabousser un établissement, et qu’il leur rappelle que l’enseignement supérieur ce n’est pas l’Education nationale. Et que non, ces établissements ne sont pas soumis au même régime que les lycées sous contrat, tenus d’appliquer les programmes et de respecter des volumes horaires.

Les fonds, des «aiguillons d’innovation»
Le ministère de l’Enseignement supérieur n’a la main que sur une petite poignée d’établissements privés, dits d’intérêt général (les Eespig), les seuls à avoir un contrat d’objectifs, avec notamment un caractère non lucratif. Cela représente une soixantaine sur plusieurs milliers, si l’on compte les antennes qui s’ouvrent ici et là. En réalité, personne ne le sait, car aucune autorité ne tient de recensement. Dans le lot, beaucoup se targuent d’être «reconnus par l’Etat», argument massue pour convaincre les familles. Il s’agit souvent d’une certification RNCP (répertoire national des certifications professionnelles), visant un diplôme précis (et non l’école entière). Ces certifications sont délivrées par le ministère du travail, sur des critères de taux d’employabilité. Sans contrôle sur le contenu pédagogique, ni sur le volume d’heures d’enseignement.

« Il est aussi important de savoir que les établissements privés ne délivrent pas de diplômes nationaux, en profite pour rappeler le ministère. Si une formation répond au cahier des charges alors on peut lui accorder un visa ou un grade universitaire après évaluation. »

«Il y a une ambiguïté dans la terminologie, flottante. Formation homologuée par l’Etat veut dire reconnaissance administrative par le rectorat et non l’existence d’un contrôle pédagogique. Peut-être faudrait-il une instance délivrant des “drapeaux” verts, orange ou rouges pour informer les familles. Comme le font la commission de titres d’ingénieur (CTI) ou celle d’évaluation des formations et diplômes de gestion (CEFDG), qui donnent déjà des drapeaux verts pour les écoles de leurs secteurs», réfléchit à voix haute Frank Bournois, directeur de l’ESCP, l’une des écoles de management les plus réputées. Lui voit plutôt d’un bon œil la présence des fonds d’investissement dans le paysage. «La variété est la bienvenue. Avoir des fonds comme aiguillons d’innovation, c’est une bonne chose. Leurs pratiques, incisives, font réfléchir et donnent des idées.»

Il relativise aussi leur place dans le secteur : «Galileo compte 110 000 étudiants en France, l’équivalent de deux universités françaises comme Aix-Marseille et Strasbourg réunies. Gardons le sens des réalités.» Et puis, rappelle-t-il, seule une poignée de grandes écoles comportent un fonds dans sa gouvernance. La Conférence des grandes écoles (CGE) veille, comme un vigile à l’entrée : pour faire partie du club sélect des quelque 220 membres, il faut respecter plusieurs exigences, notamment des «moyens en personnel et matériels dûment affectés», précise Frank Bournois, qui siège au conseil d’administration de la CGE. Jusqu’ici, seules deux écoles (Paris School of Business et l’Inseec) étaient estampillées CGE et pilotées par un fonds. Jusqu’à ce mini-séisme de rentrée : Galileo vient de rejoindre le capital de l’EM Lyon, qui figure dans le top 5 des écoles de management.

«Mûrs pour se former à distance»
L’enseignement supérieur est un marché attirant pour les fonds, surtout en période de crise. Car s’il y a bien un poste sur lequel les ménages ne rognent pas, c’est l’éducation de leurs enfants. Un secteur «résilient», comme on dit dans le milieu, qui offre en prime une visibilité : il est facile d’anticiper le nombre d’années d’études et donc les rentrées d’argent. Facile aussi d’augmenter les prix en cours de route, car une fois engagé, l’investissement est tel que l’étudiant n’ose plus abandonner avant la fin. Dans le jargon, on parle de «pricing power».

Les fonds naviguent aussi en fonction des signaux politiques. Parmi les feux vert fluo des dernières années : le positionnement de la Banque publique d’investissement (la BPI). Le fonds souverain français, créé sous la présidence de François Hollande, investit beaucoup dans ces groupes d’enseignement privés. C’est même le plus gros investisseur en France. «Le fait que la BPI fasse de l’éducation un secteur prioritaire est un vrai signal pour les investisseurs, assure un consultant pour un fonds. Cela veut dire que c’est un marché d’avenir.» Perçu donc comme une invitation à foncer. José Gonzalo, l’un des directeurs exécutifs de Bpifrance, filiale de la Caisse des dépôts, tient un autre discours : «L’éducation, comme la santé, fait partie de nos investissements prioritaires car c’est un secteur d’intérêt général, dit-il à Libération. C’est logique.» Logique d’investir dans des groupes privés qui sont en concurrence avec l’université publique ? «Ce n’est pas de la concurrence, plutôt de la complémentarité.» José Gonzalo explique que détenir des participations minoritaires dans chaque groupe privé permet de siéger dans les conseils d’administration, pour empêcher tout «développement sauvage éventuel» contraire à l’intérêt des étudiants. «Nous négocions systématiquement des droits de veto et nous restons sur le long terme», poursuit José Gonzalo, qui précise que ce sont «des experts de l’investissement»,salariés de BpiFrance, qui siègent dans les conseils d’administration. Quand on rapporte ces propos à un haut dirigeant de l’un des groupes, ce dernier s’esclaffe derrière son écran : «Ils entendent peut-être ce qui se dit mais cela s’arrête là. Ils ne pèsent pas dans les décisions stratégiques.»

Dans les conseils d’administration, l’ambiance est au beau fixe. La carte des prévisions de croissance est très ensoleillée depuis la crise sanitaire. Le confinement a été un propulseur, comme une machine à accélérer le temps. «C’est comme si on avait gagné dix ans dans les usages,sautille Pierre Charvet, le fondateur de Studi, une filiale de Galileo qui propose des formations 100 % en ligne. Le Covid a évangélisé les utilisateurs. Ils sont mûrs pour se former à distance, devant leur écran.» Bingo pour augmenter la rentabilité : il y a moins de locaux à payer et d’enseignants devant les élèves. «Tout peut s’apprendre en ligne. Nous investissons 10 millions d’euros par an en production de contenus. Nous en sommes à 200 programmes. C’est génial.»Pierre Charvet est affable sur ses studios d’enregistrement, sa «content factory géniale» avec des cameramen, des auteurs (qui écrivent le contenu des cours). Ce ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui répondent aux questions des étudiants, derrière leur ordinateur. Il a aussi des coachs qui s’occupent du «care» – appeler de temps en temps les étudiants ou les recruter en proposant un cursus en alternance.

En ce moment, toujours dans la discrétion, les fonds lorgnent un autre marché, encore balbutiant mais «très prometteur» qu’ils appellent le «K12». L’enseignement primaire et secondaire. «Dans la presse économique britannique, raconte le chercheur Aurélien Casta, on discute depuis quelque temps des opportunités. La réélection d’Emmanuel Macron a été vue comme un signe positif, il a l’image d’un président ouvert au privé dans l’éducation. Ils espèrent une réglementation qui ouvre la concurrence au monopole public. Un meilleur accueil aux initiatives privées.» Pour l’instant, les «barrières» à l’entrée sont trop nombreuses : le prix du mètre carré dans les grandes villes, le taux d’encadrement des élèves, le «poids» de l’Education nationale… «Les gens ne sont pas encore prêts à payer de grosses sommes pour le primaire. Mais quand on voit les listes d’attente pour les établissements privés sous contrat, il y a un potentiel évident», commente un spécialiste du secteur. Martine Depas fait le même pari, elle aussi. «Quelques fonds commencent à se positionner sur les écoles maternelles type bilingues ou Montessori. Cela avance doucement.»

(1) Le prénom a été changé.

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