Recherche : anatomie d’une réforme, Le Monde, David Larousserie,25/01/2023 (extrait)
Deux sociologues retracent ce qui a transformé l’organisation des sciences
Ce n’est pas forcément très connu, mais l’un des services publics qui se sont le plus transformés en moins de quinze ans est le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche. De nouveaux acteurs structurants sont apparus, comme les agences d’évaluation (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur [Hcéres]) ou de financement (Agence nationale de la recherche [ANR]), les universités se sont regroupées, puis ont fusionné, le tout sans véritable effort budgétaire supplémentaire. Des logiques inhabituelles s’installent, comme celles obligeant les chercheurs à chercher des crédits avant des idées…
C’est à une lecture originale de ces dernières années que nous invitent deux sociologues. Originale, car elle se situe entre deux pôles d’analyse différents et souvent opposés, qu’ils définissent eux-mêmes comme la sociologie « experte » , pour laquelle le nouveau système s’est construit entre les réformateurs et les réformés, et la sociologie « critique » , pour laquelle ces réformes sont la mise en œuvre d’une idéologie néolibérale. Pour naviguer entre ces deux options, ils s’intéressent à ceux qui « gouvernent la science » , qui dirigent les nouvelles agences, les universités, les organismes, les directions ministérielles… Selon eux, cela apporterait une nouvelle grille de lecture pour comprendre comment, malgré de nombreuses oppositions, ces réformes ont pu s’imposer, avec des conséquences qu’ils regrettent : pilotage politique, système à deux vitesses, évolution vers un modèle d’entreprise…
Ils détaillent en quatre temps la succession des réformes (mise en place des outils, big bang, consolidation, radicalisation), et étudient les rapports qui jalonnent ces mouvements. Sans surprise, les auteurs de ces textes deviendront certains des « gouvernants » des outils qu’ils auront proposés… Puis ils ont compilé les CV de 406 personnes entre 2005 et 2018, retenues pour l’importance de leur poste, sa durée et leurs passages dans plusieurs institutions. Six groupes se dégagent, les ingénieurs de la R&D, les administrateurs notabilisés de la recherche, les administrateurs notabilisés de l’université, les scientifiques distingués, les petits patrons scientifiques et les cadres scientifiques ordinaires.
L’une des conclusions est que le temps des « scientifiques distingués » est révolu et que le pouvoir est passé aux mains des ingénieurs R&D et des cadres administratifs, que l’on retrouve à la tête de plusieurs organismes ou de directions ministérielles. Certes, qu’un bon scientifique ne fasse pas forcément un bon manageur est une évidence, mais qu’un bon ingénieur fasse un bon patron de scientifiques n’a pas non plus été démontré. L’un des intérêts de cette comparaison est de montrer un déplacement du centre de gravité d’un type de culture vers un autre. Les auteurs vont aussi plus loin que l’idée simpliste postulant qu’il est normal que les décideurs politiques choisissent des gens en accord avec leurs idées. Pour eux, l’important est moins l’accord idéologique que l’adéquation entre les profils des gouvernants et les outils et institutions qu’ils dirigent.
Note(s) :
« Gouverner la science », de Joël Laillier et Christian Topalov (Agone, 416 p., 25 €).